Marine Floutier, Suzanne Atkinson, Denis Lebel, Jean-François Bussières
Le marché canadien du médicament est au cœur de l’actualité américaine avec la volonté du président Trump et de la Maison-Blanche de favoriser l’importation massive de médicaments provenant du Canada afin de réduire les coûts d’acquisition de ces produits pour les patients américains1.
Shepherd a publié en 2010 une étude modélisant l’impact d’une importation américaine éventuelle de médicaments provenant du Canada. Dans l’hypothèse où 10 à 20 % des ordonnances du marché américain seraient honorées par des médicaments provenant du Canada2, l’auteur a estimé que les réserves canadiennes de médicaments seraient épuisées respectivement en 268 et 201 jours. Une mise à jour de cette modélisation publiée en 2019 indique que les stocks canadiens seraient épuisés en 118 jours3. Dans une déclaration à Global News en décembre 2019, Alexander Cohen, alors porte-parole de la ministre de la Santé du Canada, a indiqué que le gouvernement protégera l’approvisionnement et l’accès aux médicaments sur lesquels les Canadiens comptent4.
Indépendamment de cette menace, le Canada fait déjà face à de nombreuses pénuries de médicaments au quotidien, en dépit d’une déclaration obligatoire de pénuries réelles ou anticipées imposée aux fabricants canadiens depuis 20175. Plusieurs auteurs ont étudié la problématique des pénuries de médicaments au Canada6–13. Ces pénuries sont liées à de nombreuses raisons, dont des pénuries de matière première de médicaments et de fournitures associées à la production de médicaments, des problèmes de fabrication, des enjeux réglementaires liés à la conformité des lieux de production, des modalités de remboursement, etc.6,7. Malgré ces efforts législatifs et plusieurs consultations sur le sujet14, la situation semble se détériorer.
Nous nous sommes donc intéressés à l’état des pénuries de médicaments au Canada et en particulier à celles vécues en établissement de santé.
Il s’agit d’une étude descriptive et rétrospective. L’objectif principal est de décrire les pénuries de médicaments au Canada. L’étude porte sur les données de pénuries de médicaments sur une période de 24 mois, soit du 4 septembre 2017 au 31 août 2019.
Deux sources de données ont servi à décrire l’état des pénuries, soit le site canadien de déclaration obligatoire (penuriesdemedicamentscanada.ca) de l’ensemble des pénuries sur le marché canadien et la liste hebdomadaire du grossiste McKesson Canada pour les pénuries ciblant le marché canadien hospitalier. McKesson Canada, un grossiste de médicaments qui compte 13 centres de distribution répartis dans sept provinces canadiennes, transmet cette liste par courriel à tous les membres du groupe d’approvisionnement en commun SigmaSanté en vertu d’une obligation contractuelle. La liste contient tous les médicaments à contrat en pénurie chez le grossiste, les médicaments retirés du marché et les médicaments dont la pénurie est résolue.
Aux fins de cette étude, un épisode de pénurie de médicaments est défini comme un produit non disponible. La définition d’un produit porte sur sa dénomination commerciale, sa teneur, sa forme, sa quantité et son fabricant (p. ex. Apo-naproxène, 500 mg, comprimé, boîte de 100 comprimés, Apotex).
Des deux sources de données consultées, nous avons extrait l’ensemble des produits en pénurie. Les données extraites de chaque source de données ont été regroupées dans deux chiffriers distincts (Excel, Microsoft Corporation) puis traitées afin d’éliminer les doublons et d’établir, pour chaque produit, une date de début et de fin de pénurie. À partir des données recueillies, nous avons ajouté manuellement le statut du produit (c.-à-d. innovant ou générique) et la voie d’administration (c.-à-d. entéral ou parentéral). Afin de calculer la durée médiane des épisodes de pénurie, à la fin de la période d’extraction des données, nous avons attribué arbitrairement aux pénuries non résolues la date de fin de pénurie du 31 août 2019. Dans le cas où le laps de temps entre deux épisodes successifs de pénurie était inférieur à 30 jours, la pénurie était considérée comme unique et continue. Dans le cas contraire, nous avons conclu à deux épisodes distincts de pénurie.
Pour chaque épisode de pénurie, nous avons relevé la dénomination commune et commerciale du produit, y compris la teneur, la forme, le format, le statut du produit (c.-à-d. innovant ou générique), la classe thérapeutique (selon la classification de l’American Hospital Formulary Service indiquée dans la base de données sur les produits pharmaceutiques de Santé Canada) et la voie d’administration (c.-à-d. parentérale ou entérale), la date de début de l’épisode, la date de fin de l’épisode et le fabricant.
Afin de décrire les pénuries, nous avons calculé le nombre d’épisodes de pénurie de médicaments, le nombre de fabricants ayant au moins un produit en pénurie, la durée des épisodes de pénurie, la proportion des épisodes de pénurie provenant de produits génériques (c.-à-d. le produit est un médicament générique même s’il est désormais le seul disponible sur le marché en cas de retrait du médicament innovant) et la proportion des épisodes de pénurie de médicaments destinés à la voie parentérale. De plus, nous avons calculé la proportion des épisodes de pénurie de médicaments par fabricant.
Seules des statistiques descriptives ont été effectuées.
Le tableau 1 présente un profil des épisodes de pénurie de médicaments sur une période de 24 mois, soit du 4 septembre 2017 au 31 août 2019.
TABLEAU 1 Profil des épisodes de pénurie de médicaments sur une période de 24 mois, soit du 4 septembre 2017 au 31 août 2019
La proportion par ordre décroissant des 10 épisodes de pénurie les plus importants par fabricant et par source de données consultée (c.-à-d. site canadien vs McKesson Canada) est la suivante : Apotex (16,9 % vs 12,6 %), Pharmascience (11,4 % vs 10,1 % ), Sandoz (7,7 % vs 4,5 %), Teva (6,49 % vs 21 %), Mylan (3,57 % vs 2,9 %), Pfizer (3,3 % vs 6,6 %), Sivem (3,2 % vs 0 %), Pro Doc (2,9 % vs 0 %), Marcan (2,6 % vs < 1,4 %) et Merck (2,6 % vs 0,7 %).
Dans le site canadien, les fabricants peuvent indiquer le motif de la pénurie. À partir des données extraites, les raisons évoquées par ordre décroissant d’importance étaient : perturbation de la fabrication du médicament (55,4 %), retard dans l’expédition du médicament (17 %), augmentation de la demande du médicament (11,3 %), autres raisons non précisées (9,9 %), exigences liées au respect des bonnes pratiques de fabrication (3,9 %), pénurie d’un ingrédient actif (2,1 %) et pénurie d’un ingrédient ou composant inactif (0,6 %).
Le tableau 2 présente un profil des épisodes de pénurie de médicaments par classe thérapeutique. Le tableau présente les proportions des données du site canadien par ordre décroissant d’importance.
TABLEAU 2 Profil des épisodes de pénurie de médicaments par classe thérapeutique
Cette étude descriptive présente les données les plus récentes de l’état des pénuries de médicaments au Canada.
Nous avons calculé respectivement 6948 et 1379 épisodes de pénurie de médicaments en 24 mois, soit de 2017 à 2019, selon le site canadien et selon les données d’un grossiste canadien pour les établissements de santé (McKesson Canada). Le nombre d’épisodes est 4,7 fois plus élevé sur le marché canadien que chez le grossiste. Ceci n’est pas étonnant, étant donné que tous les produits utilisés à l’échelle du pays concernent la pratique en milieux communautaire et hospitalier. De plus, le nombre d’épisodes de pénurie de médicaments est plus élevé en 2017–2019 qu’en 2016–2017 avec une hausse moyenne de 63 % (de 2129 à 3474 épisodes / période de 12 mois) selon les données du site canadien et de 18 % (de 583 à 690/période de 12 mois) selon les données de McKesson Canada6. Ces données confirment les résultats de l’enquête menée auprès des pharmaciens canadiens à l’automne 2018 à l’effet que les pénuries de médicaments auraient subjectivement augmenté au cours des trois à cinq dernières années15.
Notre étude montre que le nombre de fabricants ayant au moins un produit en pénurie était de 132 selon le site canadien et de 70 d’après les données du grossiste. Le nombre de fabricants est donc plus élevé que celui observé en 2016–2017 (68 vs 43)6. Bien que des fusions aient été observées dans le domaine pharmaceutique au cours des dernières années, ce qui consolide le nombre de joueurs sur le marché du médicament, de nouveaux fabricants, tant de médicaments innovants que génériques, voient périodiquement le jour.
Le site canadien et les données du grossiste révèlent respectivement une durée médiane des épisodes de pénuries de 86,5 et de 109 jours, en légère hausse par rapport aux données de 2016–2017 (85 et 93 jours)6. Les proportions d’épisodes de pénurie provenant de produits génériques demeurent inchangées (79,2 % et 85,7 % en 2017–2019 vs 80,7 % et 84,9 % en 2016–2017) tout comme les proportions d’épisodes de pénurie de produits destinés à la voie parentérale (14,7 % et 27 % en 2017–2019 vs 14 % et 25,9 % en 2016–2017). De même, les proportions d’épisodes de pénurie de médicaments par classe thérapeutique ont peu changé depuis la dernière étude6.
Dans un rapport de 124 pages de la Food and Drug Administration (FDA) publié en 2019, trois causes majeures liées aux pénuries de médicaments ont été déterminées : 1) il y a une absence d’incitatifs à la production de médicaments moins rentables (p. ex. injectables génériques), 2) le marché ne reconnait ni ne récompense les fabricants qui ont un système mature de gestion de la qualité de leurs opérations, et 3) les défis logistiques et réglementaires compliquent la stâche des parties prenantes pour un retour à la normale à la suite d’une pénurie16. La FDA formule trois recommandations clés : 1) développer une compréhension commune de l’impact des pénuries de médicaments et préciser les pratiques contractuelles qui peuvent y contribuer (cette recommandation comporte trois sous-éléments soit [a] quantifier les méfaits des pénuries de médicaments, en particulier ceux qui mènent à une détérioration dela santé des patients et à une augmentation des coûts pour les fournisseurs de soins de santé, [b] assurer une meilleure caractérisation des pénuries et [c] favoriser une plus grande transparence dans les pratiques contractuelles du secteur privé); 2) créer un système de notation pour inciter les fabricants de médicaments à investir pour atteindre la maturité du système de gestion de la qualité; et 3) promouvoir des contrats durables avec le secteur privé.
En outre, le rapport note que la plus grande proportion de produits finis disponibles sur le marché américain provient d’usines localisées le plus souvent outre-mer (p. ex. Inde [24 %], Europe [18 %], reste du monde [10 %], Chine [8 %]); 37 % des produits finis proviennent encore d’usines localisées aux É.-U. Nous ne disposons pas de données similaires pour le Canada, mais il semble urgent de réfléchir aux stratégies préservant notre souveraineté pharmaceutique et notre capacité à produire et à assurer des stocks adéquats et sécuritaires de médicaments pour tous les patients canadiens. Enfin, si la crise des pénuries est désormais un problème mondial, chaque pays doit déterminer des stratégies propres à son environnement juridique, industriel et professionnel17.
Dans la foulée de ces recommandations, il semble urgent de réunir à nouveau les parties prenantes afin de définir les conditions gagnantes pour préserver la pérennité du marché pharmaceutique au Canada. À l’échelle des pharmaciens d’établissement, il est souhaitable de privilégier des stocks plus importants de tous les produits critiques (p. ex. pour au moins 90 jours) et de revoir les modalités contractuelles avec les groupes d’approvisionnement en commun.
Cette étude comporte des limites. Un épisode de pénurie ne signifie pas forcément que cette dénomination commune n’existe plus sur le marché, étant donné que les produits génériques sont souvent fabriqués par plus d’un fabricant. Toutefois, la pénurie d’un produit d’un fabricant donné génère des pénuries en cascade, affecte les achats effectués sur des bases contractuelles et augmente les risques d’erreurs médicamenteuses. De plus, l’étude ne permet pas d’évaluer les conséquences administratives et cliniques liées à ces pénuries.
Il y a de plus en plus de pénuries de médicaments au Canada, tant à l’échelle communautaire qu’hospitalière. Dans la foulée des recommandations de la FDA, il semble nécessaire de décrire et de caractériser davantage ces pénuries afin de limiter leur portée. Des efforts visant à organiser une concertation à l’échelle canadienne entre toutes les parties prenantes semblent également urgents.
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Conflits d’intérêts: Aucun déclaration. ( Return to Text )
Financement: Aucun reçu. ( Return to Text )
Canadian Journal of Hospital Pharmacy, VOLUME 74, NUMBER 1, Winter 2021