L’autre épidémie


Clarence Chant

Même avant la pandémie de COVID-19, l’épidémie de surdoses d’opioïdes était à l’origine de nombreux décès. Malheureusement, tandis que l’attention du monde s’est braquée sur les divers aspects de la pandémie de COVID-19, l’épidémie d’opioïdes, quant à elle, continue à faire rage et ses conséquences augmentent. À titre d’exemple, une étude récente rapporte une augmentation de 135 % (et jusqu’à 320 %) des décès par surdose d’opioïdes au cours des premiers mois de la pandémie de COVID-19 dans une seule province canadienne1.

La prescription excessive et potentiellement inappropriée d’opioïdes et leur détournement des établissements de soins de santé ont été cités comme des facteurs contribuant à cette épidémie. Compte tenu de sa gravité croissante, davantage d’études et de solutions innovantes sont nécessaires de toute urgence. Dans ce numéro du Journal canadien de la pharmacie hospitalière (JCPH), Ti et al .2 décrivent un projet pilote unique relatif à un programme de gestion des opioïdes dans l’ensemble des hôpitaux. À l’instar des programmes plus répandus de gestion de l’utilisation des antimicrobiens (qu’Agrément Canada désigne désormais comme des « Pratiques organisationnelles requises»), ce programme de gestion des opioïdes ciblait des populations et des médicaments spécifiques; il permettait en outre de vérifier et de recueillir des commentaires sur la pertinence des prescriptions. La première année, plus de 1500 recommandations ont ainsi été émises pour plusieurs centaines de patients. Malheureusement, aucune donnée sur les résultats (en termes de réduction de l’utilisation, en équivalents morphine) n’est fournie dans l’article. D’autres programmes innovants ont déjà été signalés, comme une « fonction de contrainte » en matière de prescription pour réduire la quantité d’analgésiques postopératoires administrés3. Bien que chacune de ces études n’ait abordé qu’un seul aspect contribuant à l’épidémie multifactorielle d’opioïdes, elles offrent des informations importantes.

Quant au deuxième facteur, celui du détournement des opioïdes des hôpitaux par les membres de leur personnel, la recherche et la compréhension n’avancent pas au même rythme. Jusqu’à récemment, le détournement n’était pas un sujet de discussion facile. Un examen récent portant sur 5 ans de données de Santé Canada a montré un nombre important de rapports de perte de substances contrôlées partout au pays – 142 420 en tout – et dans tous les types d’établissements, les hôpitaux représentant 17 % de ces pertes4. Ce qui est plus inquiétant, c’est que les raisons des pertes étaient en grande partie inexpliquées, à 33,4 %! Pour aggraver le problème, les mesures disciplinaires en général, y compris celles liées au détournement par le personnel hospitalier, sont rarement signalées aux ordres professionnels, malgré l’obligation de le faire dans de nombreuses régions. Toujours dans ce numéro du JCPH , Fung et al .5 corroborent ces observations générales de sous-déclaration au moyen d’une étude qualitative menée à l’aide d’entrevues semi-structurées avec des directeurs de pharmacie partout au pays. Les auteurs ont dégagé cinq thèmes favorisant la sous-déclaration aux organismes de réglementation, à savoir : un processus de discipline organisationnelle robuste; la représentation syndicale; la préférence pour la remédiation; la promotion d’un environnement de pratique qui encourage la compétence; et le manque de clarté en matière d’exigences réglementaires. Bien que ces thèmes soient logiques et raisonnables, ils n’aident pas à comprendre la question du détournement des opioïdes par le personnel, car il est difficile, voire impossible, de trouver des solutions à un problème qui est en grande partie caché et inconnu.

Malgré la publication des lignes directrices de l’American Society of Health-System Pharmacists6 et de la Société canadienne des pharmaciens d’hôpitaux7 pour aider à détecter et traiter les détournements au sein des hôpitaux, de nombreux établissements, particulièrement au Canada, n’ont pas encore mis en place de comité officiel ni de programme complet consacré à ce sujet. Bien que les programmes de gestion des opioïdes comme celui décrit par Ti et al .2 empruntent les enseignements tirés de la gestion des antimicrobiens, de nombreux hôpitaux ne semblent pas avoir tiré les leçons des incidents liés aux médicaments, selon lesquelles la déclaration de tous les incidents, même ceux évités de justesse, est un pilier essentiel de l’amélioration du système et permet d’améliorer les soins aux patients. Le détournement des opioïdes entraîne des préjudices pour les patients de nombreuses manières, et non des moindres, les patients qui ne reçoivent pas les médicaments de gestion de la douleur qui leur sont destinés. Une revue systématique a permis de documenter que le détournement des opioïdes et la substitution d’opioïdes IV par une solution saline après son auto-injection par un professionnel de la santé avaient entraîné plusieurs éclosions de bactériémie à Gram négatif et d’infections par l’hépatite C chez des patients ayant reçu la solution saline au moyen d’aiguilles contaminées8. En fait, ISMP Canada a appelé à un changement de culture lié au détournement des opioïdes : passer d’une culture où l’échec d’un membre du personnel doit entraîner une punition et un licenciement, à une culture où la communication ouverte permet de mieux combler les lacunes du système, semblable à la culture améliorée de signalement des erreurs de médication qui a contribué à une plus grande sécurité des médicaments9.

Alors, peut-être que deux épidémies sont vraiment cachées ici : la crise des opioïdes et une crise du détournement et de la sous-déclaration. Si les pharmaciens et les techniciens en pharmacie sont effectivement les champions de la sécurité des médicaments, la prévention de ces détournements devrait alors être un sujet discuté ouvertement, faire partie de leur travail quotidien et être incluse dans les programmes scolaires et les publications de recherche.

Références

1 Gomes T, Kitchen SA, Murray R. Measuring the burden of opioid-related mortality in Ontario, Canada, during the COVID-19 pandemic. JAMA Netw Open. 2021;4(5):e2112865.
Crossref  PubMed  PMC  

2 Ti L, Mihic T, James H, Shalansky S, Legal M, Nolan S. Implementation of an opioid stewardship program to promote safer opioid prescribing. Can J Hosp Pharm. 2022;75(2):113–7.

3 Clarke HA, Manoo V, Pearsall EA, Goel A, Feinberg A, Weinrib A, et al. Consensus statement for the prescription of pain medication at discharge after elective adult surgery. Can J Pain. 2020;4(1):67–85.
Crossref  PubMed  PMC  

4 Fan M, Tscheng D, Hamilton M, Hyland B, Reding R, Trbovich P. Diversion of controlled drugs in hospitals: a scoping review of contributors and safeguards. J Hosp Med. 2019;14(7):419–28.
Crossref  PubMed  

5 Fung A, Foong-Reichert AL, Houle SKD, Grindrod KA. Reasons for low regulatory body discipline rates for Canadian hospital pharmacists. Can J Hosp Pharm. 2022;75(2):97–103.

6 American Society of Health-System Pharmacists. ASHP guidelines on preventing diversion of controlled substances. Am J Health Syst Pharm. 2017;74(5):325–48.
Crossref  PubMed  

7 Controlled drugs and substances in hospitals and healthcare facilities: guidelines on secure management and diversion prevention. Société canadienne des pharmaciens d’hôpitaux; 2019.

8 Schaefer MK, Perz JF. Outbreaks of infections associated with drug diversion by US health care personnel. Mayo Clin Proc. 2014;89(7):878–87.
Crossref  PubMed  PMC  

9 Opioid diversion in hospitals — a safety concern. ISMP Can Saf Bull. 2020;20(8):1–4.


Clarence Chant , B. Sc. Phm., Pharm. D., B. C. P. S., F. C. C. P., F. C. S. H. P., est directeur principal, Pharmacie, Unity Health Toronto, et professeur auxiliaire à la Faculté de pharmacie Leslie Dan, Université de Toronto, Toronto, Ontario. Il est également rédacteur adjoint du Journal canadien de la pharmacie hospitalière.

Adresse de correspondance: D r Clarence Chant, Pharmacy Department, Unity Health Toronto, 30 Bond Street, Room B0007, Toronto ON M5B 1W8, Courriel: clarence.chant@unityhealth.to

(Return to Top)


Conflits d’intérêts: Aucune déclaration. ( Return to Text )


Canadian Journal of Hospital Pharmacy , VOLUME 75 , NUMBER 2 , Spring 2022