Gestion de l’interaction entre le tacrolimus et le nirmatrelvir/ritonavir dans le traitement de la COVID-19 en transplantation d’organe solide


Vincent Leclerc, Alexandre Sanctuaire, and Nathalie Châteauvert

DOI: https://doi.org/10.4212/cjhp.3352

INTRODUCTION

La population ayant reçu une transplantation d’organe solide (TOS) est davantage à risque de complications, d’hospitalisations et de mortalité liées à la maladie à coronavirus 2019 (COVID-19)1. Les premières séries de cas décrivent un taux de mortalité de 16 % parmi les patients ayant développé des symptômes1. Malgré l’arrivée de la vaccination, le risque de complication demeure élevé, en partie à cause d’une réponse immunitaire aux vaccins sous-optimale et d’une diminution de la clairance virale pour cette population25. Les traitements précoces qui empêchent la réplication du virus et peuvent prévenir les complications reliées à la COVID-19 deviennent ainsi particulièrement intéressants. L’immunosuppression sévère causée par la médication antirejet nécessaire à la suite d’une TOS est d’ailleurs un critère d’admissibilité aux différents traitements disponibles à l’heure actuelle au Québec68. De ce lot, seul le nirmatrelvir/ritonavir s’administre par voie orale. Toutefois, le ritonavir est, entre autres, un inhibiteur puissant des isoenzymes du cytochrome P450, dont le 3A4 (CYP3A4), ainsi que de la glycoprotéine-P. Ces inhibitions causent des interactions avec les traitements immunosuppresseurs, tels que le tacrolimus, le sirolimus ou la cyclosporine9. Une augmentation non négligeable de leur biodisponibilité et de leur clairance est observée9. Puisque ces médicaments sont considérés à dose critique, des différences de concentration sanguines peuvent entraîner des réactions indésirables graves ou des échecs thérapeutiques10. Nous rapportons ici un cas d’utilisation de nirmatrelvir/ritonavir pour le traitement de la COVID-19 d’un patient prenant du tacrolimus pour la prévention du rejet en TOS.

DESCRIPTION DU CAS

Un patient de 45 ans ayant reçu une transplantation cardiaque il y a 8 ans a contacté la clinique de transplantation cardiaque en mentionnant avoir, depuis 48 heures, des symptômes compatibles avec la COVID-19*. Un test antigénique rapide a été effectué dont le résultat était positif. Le patient avait reçu une primo-vaccination, soit deux doses complètes, ainsi que deux doses de rappel de vaccin à ARN messager contre la COVID-19, la dernière depuis plus de 14 jours. Son traitement immunosuppressif se composait de mycophénolate sodique 360 mg deux fois par jour et de tacrolimus 5 mg le matin et 4,5 mg le soir pour un dosage pré-dose cible d’environ 6 à 7 μg/L. La plus récente créatinine sérique était de 133 μmol/L (valeurs usuelles de la personne : 130 à 150 μmol/L) et le dosage sanguin de tacrolimus de 7,4 μg/L. Aucun épisode de rejet du greffon n’avait été répertorié depuis la greffe pour ce patient. Devant l’impossibilité d’administrer des traitements intraveineux rapidement à la suite de l’appel, le nirmatrelvir/ritonavir a été prescrit à dose ajustée selon un débit de filtration glomérulaire d’environ 40 mL/min/1,73 m2, soit 150 mg/100 mg de nirmatrelvir/ritonavir deux fois par jour pendant 5 jours. Le traitement fut commencé environ 72 heures après le début des symptômes. Le tacrolimus a été suspendu durant les 5 jours de traitement avec le nirmatrelvir/ritonavir. La dose de mycophénolate sodique n’a pas été modifiée. Un prélèvement sanguin avant la dose de tacrolimus a été fait le jour 4 du traitement de nirmatrelvir/ritonavir, puis les jours 10, 12 et 18. Le tableau 1 présente les résultats de ces dosages en relation avec les doses quotidiennes de tacrolimus. Le dosage du jour 4 est demeuré dans les cibles thérapeutiques usuelles du patient, tout comme la créatinine. Le tacrolimus a été repris au jour 5 en soirée, soit 12 heures après l’arrêt du nirmatrelvir/ritonavir, à 60 % de la dose usuelle pour 48 heures, puis augmentée à 85 % de la dose usuelle jusqu’à l’obtention du dosage subséquent. Au jour 10, le résultat du dosage sanguin de tacrolimus fut de 18,6 μg/L et la créatinine de 284 μmol/L. En raison d’un dosage suprathérapeutique, le tacrolimus a été suspendu pour 2 doses, puis repris à 60 % de la dose usuelle jusqu’au prochain dosage prévu. Au jour 12, le résultat de dosage de tacrolimus fut revenu dans les valeurs cibles et la créatinine vers les valeurs usuelles du patient. Le tacrolimus a été augmenté à 95 % de la dose quotidienne habituelle. À la suite du dosage du jour 18 de tacrolimus et de la créatinine, la dose fut augmentée à nouveau à la dose usuelle du patient. Durant toute la durée de suivi, aucun signe et symptôme de rejet du greffon n’a été noté. Les symptômes de la COVID-19 se sont résolus à la suite de la prise du nirmatrelvir/ritonavir sans nécessiter d’intervention supplémentaire. Outre des nausées et de la dysgueusie, le traitement fut complété et toléré.

*Le consentement écrit du patient a été obtenu.

TABLEAU 1 x000C9;volution des doses, des dosages sanguins de tacrolimus et de la créatinine


DISCUSSION

Le ritonavir inhibe de façon irréversible le CYP3A411,12. Suivant la fin du traitement, la fonction de ces enzymes prend quelques jours avant de revenir à la normale11,12. L’exposition totale des inhibiteurs de la calcineurine, mesurée par l’aire sous la courbe, lors de l’utilisation de ritonavir augmente de 5,8 fois pour la cyclosporine et de 57 fois pour le tacrolimus13. Des données provenant de patients traités contre l’hépatite C ayant subi une transplantation hépatique et devant recevoir un traitement à base de ritonavir suggèrent que la dose de cyclosporine doit être réduite à 20 % de la dose quotidienne et celle de tacrolimus réduite à 0,5 mg en prise hebdomadaire13,14. Des modèles pharmacocinétiques estiment que le CYP3A4 ne retrouve qu’entre 70 et 90 % de sa fonction de base entre les jours 3 et 5 suivant l’arrêt du ritonavir 100 mg pris deux fois par jour, selon l’âge du patient12. Bien que l’utilisation concomitante du nirmatrelvir/ritonavir et du tacrolimus ne soit pas formellement contre-indiquée par la monographie du produit, le risque de surexposition avec cette combinaison est bien réel15. Certains auteurs ont proposé un algorithme afin de guider l’utilisation concomitante de nirmatrelvir/ritonavir et d’un inhibiteur de la calcineurine16. La conduite du cas présenté a été basée sur leur recommandation de suspendre le tacrolimus pendant le traitement de nirmatrelvir/ritonavir. Le cas décrit ici suggère que l’utilisation concomitante de ces produits est possible en surveillant étroitement les dosages de tacrolimus. Le dosage sanguin dans l’intervalle thérapeutique au jour 4 démontre qu’il est adéquat de suspendre le tacrolimus pendant le traitement de nirmatrelvir/ritonavir. Cependant, la reprise du tacrolimus est plus complexe. Bien qu’il existe des recommandations et des outils d’aide à la décision pour la gestion d’interaction médicamenteuse avec le nirmatrelvir/ritonavir, celles-ci restent imprécises et le moment opportun pour revenir à la dose usuelle est inconnu17,18. Une reprise trop précoce peut, tel que décrit, entraîner un dosage sanguin supra-thérapeutique et des effets indésirables associés, tels qu’une néphrotoxicité. Une reprise trop tardive pourrait entraîner un dosage sous-thérapeutique et ainsi précipiter un rejet aigu du greffon. Les risques individuels de rejet et de toxicité du patient doivent être intégrés à la prise de décision du moment de reprise du tacrolimus et de la dose choisie, en sachant que l’effet du ritonavir sur le métabolisme du tacrolimus persiste encore quelques jours après son arrêt. Cette variabilité interindividuelle est illustrée dans l’article de Salerno et al.19 Dans leur revue de 21 patients greffés ayant reçu le nirmatrelvir/ritonavir en combinaison avec le tacrolimus, le retour à la dose usuelle de tacrolimus s’est fait entre 2 et 5 jours suivant l’arrêt du nirmatrelvir/ritonavir. Des 19 patients ayant des dosages de suivi, 4 dosages supérieurs à 15 μg/L ont été observés19. L’ensemble des dosages supra-thérapeutiques ont été observés à la suite de la reprise du tacrolimus. Tous les dosages sanguins effectués pendant le traitement de nirmatrelvir/ritonavir ou au lendemain du traitement se sont avérés dans la cible thérapeutique19. Ces observations ont aussi été effectuées dans le cas rapporté. Le suivi rapproché des dosages sanguins est primordial à la suite de la reprise du tacrolimus, et ce, peu importe le moment de reprise choisi ou la dose prescrite. L’obtention de prélèvements sanguins fréquents peut s’avérer problématique pour certains patients en région éloignée. De plus, un retard dans l’obtention des résultats de dosage sanguin de tacrolimus peut complexifier la reprise sécuritaire de l’immunosuppression. Il est important pour le clinicien de mesurer les risques d’une reprise hâtive du tacrolimus contre ceux d’un délai trop important à la suite de l’arrêt du nirmatrelvir/ritonavir, tout en tenant compte des contraintes logistiques inhérentes aux dosages sanguins fréquents nécessaires.

Le cas décrit démontre la faisabilité de la prise en charge en ambulatoire de l’interaction entre le nirmatrelvir/ritonavir et le tacrolimus pour un patient avec une TOS. Il est impératif que la décision d’utiliser ce traitement se prenne conjointement avec la clinique de transplantation du patient afin d’assurer un suivi étroit des dosages sanguins de tacrolimus. Il faut prendre en considération l’effet inhibiteur résiduel du ritonavir lors de la reprise du tacrolimus et individualiser celle-ci.

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Vincent Leclerc, B. Pharm., M. Sc., Département de pharmacie, Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec-Université Laval (IUCPQ-UL), Québec, QC
Alexandre Sanctuaire, B. Sc., DESS, Pharm. D., M. Sc., Département de pharmacie, Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec-Université Laval (IUCPQ-UL), Québec, QC
Nathalie Châteauvert, B. Sc., B. Pharm., M. Sc., Département de pharmacie, Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec-Université Laval (IUCPQ-UL), Québec, QC; Centre de recherche, Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec-Université Laval (IUCPQ-UL), Québec, QC
Adresse de correspondance : Vincent Leclerc, Institut universitaire de cardiologie et de pneumologie de Québec-Université, Laval 2725, chemin Sainte-Foy, Québec, QC G1V 4G5. Courriel : vincent.leclerc@ssss.gouv.qc.ca

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Conflits d’intérêts : Aucune déclaration.


Canadian Journal of Hospital Pharmacy, VOLUME 76, NUMBER 3, Summer 2023